2019/04/10

7. L’inconnu au manteau fripé (7/9)



L’homme avait le visage ridé et de folles mèches blanches. Il portait un manteau fripé et un foulard mauve. Sous son bras droit était coincée une vieille sacoche en cuir.
Il jeta un coup d’œil sur la terrasse et constatant qu’il y avait encore des places libres, lança un regard interrogateur à l’individu.
Nullement déstabilisé, ce dernier s’assit quand même sur une chaise :
- C’est la première fois que vous venez ici, n’est-ce pas ? siffla-t-il en se penchant sur lui avec un air chafouin.
Il acquiesça bêtement, se demandant où l’autre voulait en venir.
- Isabelle ! hurla tout à coup l’homme à la serveuse qui débarrassait une table. Un autre !
Puis, s’humectant les lèvres, il se pencha à nouveau vers lui.
- Allons, ne faites pas l’étonné ! Je sais très bien pourquoi vous êtes ici. Depuis tout à l’heure vous ne quittez pas des yeux la maison d’édition. On ne me la fait pas à moi !
- Et alors ?
- Vous avez écrit quoi ? poursuivit l’autre sans tenir compte de sa réponse. Un roman ? Un essai ? Un recueil de nouvelles ?... Je vous préviens tout de suite, si c’est un recueil de nouvelles, vous perdez votre temps… Où est d’ailleurs votre manuscrit ?... Je ne le vois pas.
Il haussa les épaules.
- Je n’en ai pas.
Les yeux du farfelu se révulsèrent :
- Ou la la ! Ne me dites pas que tout est dans votre tête parce que là, aucun doute, ils vous enverront paître !

Un café atterrit sur la table comme un crachat de haine. Sans y prêter attention, l’homme ouvrit sa sacoche et en sortit un manuscrit volumineux :

- Tenez, moi, j’ai écrit ça ! s’écria-t-il  fièrement. C’est le premier volume d’une œuvre qui devrait en comporter une vingtaine ! J’ai mis trois années pour le faire. Pour l’instant, il n’a pas convaincu les professionnels mais je ne perds pas espoir. Je viens de le remanier et je pense que cette fois-ci…
Sans le lui passer il rangea l’objet dans sa sacoche puis fronça les sourcils en fixant son café :
- La peste, elle m’a mis du sucre ! Elle sait pourtant que je le bois sans ! Et une cuillère ! Je déteste quand on y plonge une cuillère ! On dirait une menace de mort ! Saleté ! Elle adore me contrarier !
Retirant la cuillère avec dégoût, il toussa dans son poing puis se figea :
- Oh tiens, Émeline…
Une grande blonde sèche et vêtue moulant venait de sortir de la maison d’édition. L’homme lui fit un signe auquel elle ne répondit pas, absorbée par l’allumage de sa cloppe.
- Elle travaille aux relations presse, commenta-t-il. Beau brin de femme.
- Vous connaissez tout le monde ? put-il enfin placer.
L’homme s’attrista :
- Une partie seulement et malheureusement pas ceux qui peuvent décider d’une édition.
- Comment ça ?
- Ils savent que nous venons régulièrement ici pour leur remettre notre manuscrit en main propre. Alors, ceux qui travaillent au service des manuscrits se cachent. Les directeurs de collections également. Je soupçonne même certaines personnes de ne pas nous donner leurs véritables identités et fonctions… Émeline n’est peut-être pas Émeline et ne travaille peut-être pas au service des relations avec la presse…
- Pourquoi n’entrez-vous pas alors ?
- Ils me connaissent, ils ne m’ouvriront pas. Je me souviens d’une époque où ils avaient embauché un vigile pour ne pas que les auteurs rentrent. Le molosse prenait les choses tellement à cœur qu’il ne laissait entrer personne. Ils l’ont finalement renvoyé. Le plus drôle dans l’histoire, c’est qu’il a écrit un livre sur cette expérience…
- Pourquoi revenez-vous dans ces conditions ? Demanda-t-il sur un ton virulent.
- L’espoir, cher monsieur, l’espoir… Et puis le plaisir de rêvasser… Je n’ai pas tous les jours l’audace d’aborder les gens qui sortent de la maison d’édition pour savoir leurs identités… J’apprécie aussi de les observer, en me disant : Comme j’aimerai que ce soit elle qui lise mon manuscrit et décide de le publier…
- Donc, vous ne savez vraiment pas qui travaille au service des manuscrits…
- Hélas !... J’ai quasiment la certitude que ces gens entrent et sortent d’ici par une porte dérobée. On raconte aussi qu’ils ne se mêlent pas à leurs collègues pour rester dans l’anonymat…
Il avala d’un trait son café avec de forts bruits de succion.
- Parfois, j’en arrive à croire que pour les connaitre, il faut coucher.
- Tu parles ! Marmonna-t-il dans sa barbe.
La fin de journée approchant, un groupe de personnes sortit de la maison d’édition. Ils les suivirent du regard comme hypnotisés.
- J’ignore qui est le grand homme avec les lunettes rondes, dit l’homme à la crinière blanche. Par contre les autres sont des correcteurs…
Il acquiesça mollement, déçu que sa jolie brune ne se soit parmi eux.
- Au fait, reprit l’autre. Vous ne m’avez pas toujours dit quel est votre projet ?
À son tour, il but d’un trait son rhum. Le front plissé, il jaugea son interlocuteur. Bah, il n’y avait aucune raison de faire de mystère.

(À suivre)

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