L’autre soir, je suis allé bouffer chez ma
mère. Je n’avais pas envie, mais elle m’avait tellement tanné au téléphone que
j’ai cédé. Et puis ma mère habite dans le même bâtiment que moi, au onze. Je
suis au dix-sept, le trajet n’est donc pas trop balèze. L’avantage de cette
proximité est que si elle me gave, je me casse instantanément. Ah ouais, je
suis une merde, ok tchao. Je claque sa porte et basta.
Quand je suis entré chez
elle, elle avait l’air de bonne humeur. Elle m’a accueilli avec un étonnant et
grand sourire. Cela est rare quand elle a le sourire. En général, elle est soit
déprimée, soit en colère. Le sourire c’est en quelque sorte une option chez ma
mère. Quand on y réfléchit un peu, cela peut même sembler inquiétant.
Heureusement, je n’aime pas trop réfléchir. D’instinct, je sais qu’on peut
aller loin en réfléchissant. Très loin. Tellement loin qu’on n’est pas sûr d’en
revenir indemne de ses réflexions. Le cœur peut en pâtir. Oui, on peut en
devenir irrémédiablement triste à la fin. Donc, j’esquive. Dans la salle de
séjour, la télé était allumée sur TF1. Ma mère adore TF1. D’après elle, c’est
la chaîne où la présentation de la météo est la plus réussie. Pas tellement
d’accord avec elle. Sur M6 et Canal, la présentation de la météo est nettement
mieux. Les nénettes qui la font sont jeunes, pimpantes et sexys. On sent même
qu’elles seraient prêtes à te montrer leurs minous pour garder leur place. Je
parie même qu’un de ces quatre ce jour viendra. Patience. Nous nous sommes donc
mis face à face à la table du séjour. Ma mère m’a demandé des nouvelles du
boulot. J’ai fait style que tout allait comme d’habitude, que c’était la
routine, quoi. Apparemment, elle n’avait pas enregistré que j’étais en congé
maladie. D’une certaine manière tant mieux. Elle a acquiescé, faisant comme si
elle avait écouté. Sûr que si je l’avais traité de conne, elle aurait acquiescé
de la même manière. Bah. Elle est ensuite allée dans la cuisine voir les steaks
et les petits pois. Tout était normal. La nuit était tombée. La télé gueulait.
Les gens vaquaient à leurs occupations. Les arbres perdaient leurs feuilles. Et
sur le périph, des tas de bagnoles se doublaient à grands coups de klaxon.
Normal. Je regardais Arthur et toutes les poupées de cire qu’il avait invitées
à son émission. Arthur et son cirque moderne. Arthur et son monde en
putréfaction. De la fenêtre ouverte, je pouvais entendre les jeunes en train de
se parler en hurlant. Il y avait aussi une mouche qui faisait une promenade
digestive au dessus de la table basse du salon. « Tu ne peux pas savoir
comme les gens sont méchants » a dit ma mère en revenant avec la poile
fumante contenant les steaks. Elle a jeté la viande dans mon assiette puis est
retournée dans la cuisine chercher les petits pois en continuant de jacter.
J’ai pris la bouteille de ketchup et l’ai pressée méchamment. Une grosse giclée
est venue se cogner contre mon assiette, schplaf comme une merde. J’étais
content. Eh ouais, un rien me fait marrer, moi. J’suis pas difficile. Comme les
bambins. « Alors elle me fait mais c’est toi qui m’a agressée,
pétasse… ». Réapparition de ma mère. Elle incline une casserole au dessus
de mon assiette et me verse les petits pois avec une grande cuillère. Arthur se
marre et ses invités aussi. On dirait qu’il vient de dire la blague la plus
drôle du monde. On dirait qu’à chaque fois qu’il sort une vanne, c’est la plus
drôle du monde. En tout cas, dans le petit écran. Quand on est devant, on
trouve toutes ses vannes pourries et on s’emmerde. Je goûte le steak, berk pas
bon. « Qu’est-ce qu’il y a ? » me fait soudain ma mère.
« C’est le steak » je réponds « il a un drôle de goût ».
Les yeux de ma mère m’inspectent. A voir l’expression de son visage, on
croirait que j’ai dit une connerie grosse comme moi. « Comment ça, pas
bon ? ». « Bin ouais, il a un drôle de goût. Comme si c’était
pas frai ». « Comment ça ? pas frai, je l’ai acheté ce matin
chez le boucher ». Sous-entendu pour toi. J’ai toujours le sale goût du
morceau de steak dans la gorge et le palais. Arthur et ses copains se marrent.
Mais cette fois-ci, la cause de ce rire général n’est pas une vanne d’Arhur
mais moi. Ma mère se met une cloppe dans la bouche. Ses mains tremblent. Elle
doit s’y prendre à trois reprises pour se l’allumer. Je fixe le steak dans mon
assiette. Le machin est rabougri et cramé, ses derniers instants de vie ont dû
être atroces. Pourvu qu’il y ait un paradis pour les steaks. Je regarde ma
mère. Elle me fixe en tirant fort sur sa cigarette. J’ai l’impression d’être
tout nu. Arthur et ses frères se marrent. Déprimant comme émission. Je soupire
et plante dans la viande mon couteau et ma fourchette.
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