2013/04/25

Récupérer son manuscrit (Scène de vie 10)


Le patron portugais et son fils me jettent le même regard outré : Mais évidemment que Cristiano Ronaldo est le meilleur joueur du monde !... Il y avait bien longtemps que je n’étais pas venu dans cette brasserie. A part le fils du patron qui a grossi rien n’a changé. Les plats, surtout, sont toujours aussi copieux. 

Dans mon assiette, trois épaisses tranches de rôti de veau superposées émergent d’une sauce rougeâtre coincée entre une montagne de salade composée et une autre de pommes de terre dauphine. Je vais sans doute prendre cinq kilos. Mais qu’importe, j’ai besoin de force aujourd’hui. Je commande d’ailleurs une deuxième bière, histoire d’atténuer mon angoisse. 

Pour une fois, les faits divers dans le journal ne m’absorbent pas. Je peine à les lire et les mélange. Est-ce qu’un animateur célèbre de TV a bien braqué une boulangerie ? Et l’agresseur au marteau a-t-il péri sous une avalanche en faisant du hors piste ? 

Le patron me propose un dessert. J’hésite, pensant à ma ligne (je me sens ballonné en ce moment, pas très bien dans ma peau). L’homme sec m’assure que c’est le dessert le plus léger du monde, que je ne vais rien sentir. J’abdique. Un pot rempli de fromage blanc, de miettes de gâteaux et de caramel remplace mon assiette vide… Bah, au point où j’en suis.
Bien lourdaud, j’enfourche un vélib’. Le temps est radieux et à cette heure, la circulation est fluide. Tout à ma digestion, je progresse dans un état semi-comateux. Les passants ont l’air de flotter au-dessus du trottoir et les voitures qui me doublent de fredonner des berceuses. Je décide de m’arrêter au niveau du parc. Un peu de marche ne me fera pas de mal. 
Pour ce premier jour de soleil après une longue période de temps de merde, un monde fou l’occupe. Principalement des étudiants et des touristes, allongés sur les pelouses ou installés sur des chaises. Marchant au ralenti, je butine des bouts de conversations et des sourires de belles. Plus j’avance plus mon cœur bat. Ma destination n’est plus très loin. Pour contenir mon émotion, je m’imagine abordant une jolie, lui demandant son numéro de téléphone et son relevé d’identité bancaire (quand une femme vous donne son RIB, c’est dans la poche !). Rien n’y fait. Je ne sais même pas si je vais réussir à parler !
Déjà, la place ! Il y a ce restaurant au nom exotique où, parait-il, tant de politiques entretiennent leurs bedaines et médisent sur leurs collègues, le théâtre et puis la maison d’édition… Sur le mail, on m’a indiqué qu’il fallait sonner et s’annoncer car il n’y a pas d’accueil… Vais-je réussir à le faire ?
A ce moment là, un livreur pénètre à l’intérieur, je me précipite à sa suite. L’homme au visage émacié et mal rasé me sourit (marrant comme les livreurs donnent toujours l’impression d’avoir affronté mille dangers pour apporter leur paquet). Je lui souris à mon tour (il n’y a pas de raison). Puis son paquet remis, l’homme disparait aussitôt. Je pénètre dans un étroit bureau où deux jeunes femmes sont affairées. L’une d’elles, une blonde, bosse près d’une fenêtre que le soleil transperce. Je n’ose même pas lui demander si elle arrive à supporter la chaleur. « Je viens chercher mon manuscrit » fais-je, penaud. Sa collègue décroche alors son téléphone : « quelqu’un vient pour son manuscrit » puis me dit d’attendre devant l’entrée, on va me l’apporter.
Je m’exécute.
Tenant précieusement mon manuscrit dans ses mains, une jolie brune aux yeux brillants vient à ma rencontre. Je dois avoir la mine si dépitée qu’elle me parle avec précaution comme si j’étais en verre et sur le point de me fendre. J’acquiesce à ses propos en prenant mon roman puis la remercie d’avoir accepté que je vienne. 
Je pense : Hum, vraiment charmante. Je lui demanderai bien son relevé d’identité bancaire.
Nous nous séparons.
- Au fait ! s’écrie t-elle…
Je me fige, pantelant. C’est elle qui prend les devants et va me demander mon RIB !
-… Pour sortir, il faut que vous appuyiez sur le bouton !
Ah oui, bien sûr, le bouton !


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