L’homme avait le visage ridé et de folles mèches
blanches. Il portait un manteau fripé et un foulard mauve. Sous son bras droit
était coincée une vieille sacoche en cuir.
Il jeta un coup d’œil sur la terrasse et
constatant qu’il y avait encore des places libres, lança un regard
interrogateur à l’individu.
Nullement déstabilisé, ce dernier s’assit
quand même sur une chaise :
- C’est la première fois que vous venez ici,
n’est-ce pas ? siffla-t-il en se penchant sur lui avec un air chafouin.
Il acquiesça bêtement, se demandant où
l’autre voulait en venir.
- Isabelle ! hurla tout à coup l’homme à
la serveuse qui débarrassait une table. Un autre !
Puis, s’humectant les lèvres, il se pencha à
nouveau vers lui.
- Allons, ne faites pas l’étonné ! Je
sais très bien pourquoi vous êtes ici. Depuis tout à l’heure vous ne quittez
pas des yeux la maison d’édition. On ne me la fait pas à moi !
- Et alors ?
- Vous avez écrit quoi ? poursuivit
l’autre sans tenir compte de sa réponse. Un roman ? Un essai ? Un
recueil de nouvelles ?... Je vous préviens tout de suite, si c’est un
recueil de nouvelles, vous perdez votre temps… Où est d’ailleurs votre
manuscrit ?... Je ne le vois pas.
Il haussa les épaules.
- Je n’en ai pas.
Les yeux du farfelu se révulsèrent :
- Ou la la ! Ne me dites pas que tout
est dans votre tête parce que là, aucun doute, ils vous enverront paître !
Un café atterrit sur la table comme un
crachat de haine. Sans y prêter attention, l’homme ouvrit sa sacoche et en
sortit un manuscrit volumineux :
- Tenez, moi, j’ai écrit ça !
s’écria-t-il fièrement. C’est le premier
volume d’une œuvre qui devrait en comporter une vingtaine ! J’ai mis trois
années pour le faire. Pour l’instant, il n’a pas convaincu les professionnels
mais je ne perds pas espoir. Je viens de le remanier et je pense que cette
fois-ci…
Sans le lui passer il rangea l’objet dans sa
sacoche puis fronça les sourcils en fixant son café :
- La peste, elle m’a mis du sucre ! Elle
sait pourtant que je le bois sans ! Et une cuillère ! Je déteste
quand on y plonge une cuillère ! On dirait une menace de mort !
Saleté ! Elle adore me contrarier !
Retirant la cuillère avec dégoût, il toussa
dans son poing puis se figea :
- Oh tiens, Émeline…
Une grande blonde sèche et vêtue moulant venait
de sortir de la maison d’édition. L’homme lui fit un signe auquel elle ne
répondit pas, absorbée par l’allumage de sa cloppe.
- Elle travaille aux relations presse,
commenta-t-il. Beau brin de femme.
- Vous connaissez tout le monde ? put-il
enfin placer.
L’homme s’attrista :
- Une partie seulement et malheureusement pas
ceux qui peuvent décider d’une édition.
- Comment ça ?
- Ils savent que nous venons régulièrement
ici pour leur remettre notre manuscrit en main propre. Alors, ceux qui
travaillent au service des manuscrits se cachent. Les directeurs de collections
également. Je soupçonne même certaines personnes de ne pas nous donner leurs
véritables identités et fonctions… Émeline n’est peut-être pas Émeline et ne
travaille peut-être pas au service des relations avec la presse…
- Pourquoi n’entrez-vous pas alors ?
- Ils me connaissent, ils ne m’ouvriront pas.
Je me souviens d’une époque où ils avaient embauché un vigile pour ne pas que
les auteurs rentrent. Le molosse prenait les choses tellement à cœur qu’il ne
laissait entrer personne. Ils l’ont finalement renvoyé. Le plus drôle dans
l’histoire, c’est qu’il a écrit un livre sur cette expérience…
- Pourquoi revenez-vous dans ces
conditions ? Demanda-t-il sur un ton virulent.
- L’espoir, cher monsieur, l’espoir… Et puis
le plaisir de rêvasser… Je n’ai pas tous les jours l’audace d’aborder les gens
qui sortent de la maison d’édition pour savoir leurs identités… J’apprécie
aussi de les observer, en me disant : Comme j’aimerai que ce soit elle qui
lise mon manuscrit et décide de le publier…
- Donc, vous ne savez vraiment pas qui
travaille au service des manuscrits…
- Hélas !... J’ai quasiment la certitude
que ces gens entrent et sortent d’ici par une porte dérobée. On raconte aussi
qu’ils ne se mêlent pas à leurs collègues pour rester dans l’anonymat…
Il avala d’un trait son café avec de forts
bruits de succion.
- Parfois, j’en arrive à croire que pour les
connaitre, il faut coucher.
- Tu parles ! Marmonna-t-il dans sa
barbe.
La fin de journée approchant, un groupe de
personnes sortit de la maison d’édition. Ils les suivirent du regard comme
hypnotisés.
- J’ignore qui est le grand homme avec les
lunettes rondes, dit l’homme à la crinière blanche. Par contre les autres sont
des correcteurs…
Il acquiesça mollement, déçu que sa jolie
brune ne se soit parmi eux.
- Au fait, reprit l’autre. Vous ne m’avez pas
toujours dit quel est votre projet ?
À son tour, il but d’un trait son rhum. Le
front plissé, il jaugea son interlocuteur. Bah, il n’y avait aucune raison de
faire de mystère.
(À
suivre)
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