Ils s’installèrent à la terrasse d’un café.
Elle commanda un thé, lui un demi. Autour d’eux, les gens palabraient en
regardant leurs semblables défiler. Le garçon de café ne cessait de faire des
va-et-vient entre les tables, comme si, pour compenser la langueur générale, il devait s’agiter cent fois plus. Sans se presser, le soleil amorçait sa
descente vers les toits des habitations.
Elle souffla sur son thé puis l’effleura du
bout des lèvres pour le goûter.
- Alors ? demanda-t-il, impatient.
Elle jeta un coup d’œil à gauche et à droite
puis dit d’une voix à peine audible :
- C’est parce que je travaille au…
Elle baissa tellement la voix qu’il
n’entendit pas la fin de sa phrase.
- De quoi ?! cria-t-il.
Affolée, elle lui fit signe d’être plus
discret. À nouveau, elle regarda ses voisins qui poursuivaient leurs
conversations.
- C’est parce que je travaille au service des
manuscrits d’une grande maison d’édition.
Écarquillant les yeux, il se laissa tomber sur
son dossier. Elle avait reposé sa tasse sur sa soucoupe et le fixait gravement,
convaincue de l’effet choc de sa révélation.
- Et alors ?! finit-il par s’exclamer.
- Moins fort !... Tu ne comprends donc
pas ?... Je suis obligée de garder l’anonymat, sinon les auteurs qui nous
adressent des manuscrits et qui se les voient refusés nous harcèlent. Ça peut
aller très loin. Plusieurs m’ont déjà agressé en pleine rue. Maintenant, je me
balade toujours avec une bombe lacrymo dans mon sac et je déménage souvent.
Elle marqua une pause. Comme il conservait un
air incrédule, elle ajouta :
- Et puis quand les gens savent mon activité,
ils finissent toujours par me demander de l’aide pour que leur manuscrit soit
publié. C’est plus qu’embarrassant lorsque même les très proches s’y mettent.
J’ai d’ailleurs rompu à plusieurs reprises à cause de ça...
- Mais je n’ai aucune intention d’écrire un
livre ! s’écria-t-il, estomaqué.
- Ça, c’est ce que tu dis maintenant. Mais
dans six mois qu’est-ce que tu en sais ? Une envie de livre c’est
imprévisible ! Ça vous prend à n’importe quel moment. Un jour, on rentre
dans le bus numéro 33, on ne trouve pas de place et on se dit : Tiens, si
j’écrivais…
Ses yeux ne le regardant plus vraiment, elle baissa
d’un ton :
- D’autant que maintenant tu me connais…
Il lui saisit les mains :
- Et alors ?! Ça ne change absolument
rien ! Je te l’assure : je déteste écrire ! Déjà, rédiger une carte
postale me donne des boutons ! Alors, un livre ! C’est
impossible ! Je crois que je préférerais qu’on me jette en prison !
- La prison, beau sujet de livre ! releva-t-elle,
sarcastique. J’ai malheureusement connu beaucoup d’ex qui tenaient le même
discours que toi. Et puis, au bout d’un certain temps avec moi, ils craquent.
Ils se mettent à écrire et me demandent mon avis. Se vexent et se fâchent si
j’émets des critiques. Me pressent pour que je propose leurs manuscrits. Deviennent
méchants, agressifs ! Et au final, si insupportables que je dois…
- Donne-moi au moins une chance ! la
coupa t-il.
- Mais je te l’ai donnée, figure-toi !
Si ce n’était pas le cas nous ne discuterions pas ici. Hélas, ta curiosité a
tout gâché ! Je dois partir !
Les joues colorées, elle se dressa sur ses
jambes magnifiques. Plusieurs hommes tournèrent leurs têtes pour la contempler.
- Tu n’as pas fini ton thé ! Gémit-il
d’une voix si grêle qu’il en ressentit de la honte.
- Tu le boiras pour moi, répliqua-t-elle
sèchement. Adieu !
Elle s’en alla puis après quelques pas, se
retourna, sublime :
- Et n’essaie pas de me suivre !
Cet échange l’avait tellement abattu qu’il ne
s’en sentait aucunement la force. Se laissant glisser sur sa chaise, il se prit
la tête à deux mains et resta dans cette posture jusqu’à l’extinction de l’ensorcelante
musique de ses talons.
(À
suivre)
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