À quelques heures du combat,
une conférence de presse fut organisée pour annoncer le remplacement de Donald
Moumoute par Manuel Trèbon. Présent et côte à côte, les trois chefs d’État
répondirent aux innombrables questions des journalistes du monde entier. Donald
Moumoute montra sa cheville enflée (un maquillage parfait) et boita
ostensiblement. Manuel Trèbon réaffirma à plusieurs reprises sa fierté de
défendre les valeurs du monde libre et ne se priva pas d’exprimer son amour
inconditionnel pour le président américain en l’étreignant toutes les trente
secondes. Quant à Kon Je Nou, hilare intérieurement, il rappela que, pour le
reste, ce qui avait été convenu ne changeait pas. Une défaite de Manuel Trèbon
obligerait Donald Moumoute à s’excuser publiquement et à ordonner le retrait de
son armée dans le Turkménistan du sud.
- Donc, si vous perdez, vous
devrez également respecter vos engagements, intervint une jeune journaliste sur
un ton provocateur.
Le dirigeant du Turkménistan
du nord sembla esquisser un début de sourire.
- Je ne perdrai pas,
lâcha-t-il avec tant de conviction que l’assistance prit la consistance du
marbre.
Naturellement, les médias
français saluèrent unanimement le geste
de leur grand patron. Selon eux, aucun homme politique dans le monde n’aurait
eu le courage de l’accomplir. Par son sens du devoir et du sacrifice, Manuel
Trèbon prenait une dimension nouvelle. Et à travers lui, la France regagnait sa
place de puissance majeure sur l’échiquier mondial.
Comme si ces éloges ne
suffisaient pas, on en tartina une seconde couche sur le plan sportif. À côté
de son rival adipeux, Manuel Trèbon était dans une forme olympique. Pratiquant
le sport quotidiennement, il avait épuisé plusieurs coachs depuis son accession
au pouvoir. L’un d’eux, sous le couvert de l’anonymat raconta ses séances de
« torture » avec le président pendant lesquelles ce dernier le
forçait à corser toujours plus les exercices. Un professeur de boxe avec lequel
Manuel Trèbon avait suivi seulement trois cours pendant sa jeunesse témoigna de
son fort potentiel : « Son jeu de jambes est perfectible mais il
a une droite assassine ». Bref, l’optimisme prévalait quant à l’issue du
combat. On ne voyait vraiment pas comment Kon Je Nou féru de junk food et de
jeux vidéos pouvait remporter la victoire. On s’en moquait d’ailleurs beaucoup,
estimant qu’à force de passer son temps devant l’écran, le jeune tyran prenait
ses désirs pour des réalités. Croyait-il vraiment que par sa simple volonté, il
allait acquérir la puissance et l’expertise d’un de ces guerriers virtuels aux
yeux de braise et aux muscles saillants ?
Du côté de la délégation
française, plusieurs sportifs de haut niveau spécialisés dans les arts martiaux
vinrent conseiller Manuel Trèbon. Comme le temps était compté, un quart d’heure
fut octroyé à chacun dans le créneau compris entre la conférence de presse et
la signature d’un accord de commerce avec un pays de l’est.
Un ancien président, Nicolas
Sarkonzi, s’entretint également avec Manuel Trèbon après son entraînement
expéditif (deux séries de dix pompes, deux séries de trois tractions et un
court jogging). Il le félicita également pour son choix.
- Si tu gagnes, tu rafles la
mise, lui assura-t-il avec son air clinquant de Rollex neuve. À toi la gloire
internationale, comme moi pour la Libye !
Accueillant ce compliment
sincère avec un sourire, Manuel Trèbon se garda de dire que lui avait de
nettement plus grandes ambitions que son prédécesseur. À côté de ce qu’il
préparait, la Libye c’était anecdotique. Un bref instant de succès noyé dans
l’océan des grands événements humains.
Tout à ses confidences,
Nicolas Sarkonzi se pencha vers Manuel Trèbon. Son visage devint grave et la
grosse montre laide à son poignet scintilla comme un projecteur.
- Épuise-le d’abord en
esquivant ses coups. Puis au troisième round lâche l’artillerie lourde et étale-le !
Dans la résidence qu’avait
réservée la délégation du Turkménistan du nord, Koi Don Il cassa le bras du
dernier de ses sparring partners. Il regarda ensuite Kon Je Nou en train de
croquer dans son cinquième hamburger.
- Plus rien à démolir, grand
Kon, dit le sosie en s’inclinant humblement.
- Je sais, rétorqua
l’original en se délectant à la fois de son sandwich graisseux et de la vue de
l’homme à terre qui se tordait de douleur. De toute façon, il ne reste plus que
quarante-cinq minutes avant le combat, remarqua-t-il. Va te reposer un peu.
Bien que pas du tout
fatigué, Koi Don Il s’inclina à nouveau d’une manière signifiant que c’était la
meilleure suggestion de toute son existence.
- Au fait, ajouta le Kon qui
s’il l’avait voulu aurait pu être roi.
Le Koi s’immobilisa,
vaguement interrogatif (il n’avait pas pour habitude de se poser des
questions).
- Si pour l’Américain, je
voulais que tu ailles vite, précisa le gras leader, pour le Français, je veux
que tu prennes ton temps. Casse ses os un par un et arrange-toi pour que son
calvaire dure au moins trois rounds.
Comme il vous plaira,
répondit le champion par un segment de courbette (c’est-à-dire s’arrêtant juste
au-dessous de la poitrine).
Non loin de là, dans un
fast-food privatisé, Donald Moumoute commandait son repas de l’après-midi à une
borne automatique. Il ne pensait à rien de spécial sinon à la boisson qu’il
avait à choisir.
Le visage en sueur, Paul
Robson s’approcha de lui et posa sa main sur son épaule.
- Il faut vous dépêcher,
Monsieur le Président, le combat est dans trois quarts d’heure.
- Ah oui, le combat, se
souvint brusquement l’autre, les sourcils froncés. Puis après s’être
primitivement gratté l’arête du nez, il demanda :
- À votre avis Robson ?
Fanta ou Coca light ?
Les combattants pénétrèrent
dans le palais des sports sous les acclamations du public. Vêtu d’un peignoir
satiné aux couleurs de la France, Manuel Trèbon n’arrêtait pas de le saluer,
heureux comme un candidat présent au deuxième tour des présidentielles contre Marine
Lajoie. Koi Don Il qui portait un peignoir gris rayé de noir (semblable au
drapeau du Turkménistan du nord et qui d’après les experts occidentaux
symbolisaient les barreaux des prisons du pays) n’affichait aucune émotion. Le
regard fixe et la tête droite, il avançait d’un pas vif vers le ring,
indifférent à la foule qui le conspuait et aux caméras qui le détaillaient
maladivement. Les commentateurs exprimèrent unanimement leur dégoût à sa vue.
L’humanité semblait complètement avoir disparu de son être. « Un amas de
gélatine viciée » jeta un journaliste anglais avec une grimace éloquente.
Au contraire, les mêmes trouvèrent Manuel Trèbon, beau, chaleureux, attachant.
« Manu » s’émut une star française du petit écran, « le monde
entier est derrière toi ».
Ils montèrent sur le ring
(retenu par des poignées de main et des selfies, Manuel Trèbon arriva cinq
minutes après Koi Don Il) puis otèrent leurs vêtements. Jetant pour la première
fois un coup d’oeil sur son adversaire, le président français déglutit. Torse
nu, il faisait moins bibendum. Le dessin de certains muscles apparaissaient,
notamment au niveau des bras et des cuisses. Comme chez les sumos, ces athlètes
singuliers qui alliaient surpoids et force exceptionnels.
Tachant de conserver son
sourire, le fringant un peu moins fringant rejoignit l’arbitre pour les
présentations du speaker. Lors de son déplacement, ses yeux ne quittèrent pas
Koi Don Il qui à chaque pas faisait trembler le sol du ring. Qu’est-ce
qu’il était grand ! Plus grand que sur les vidéos de défilés
militaires. Et qu’est-ce qu’il avait l’air méchant ! Encore plus méchant
que la pire des ordures d’une série télévisée !
Fortement perturbé, il
n’entendit rien des propos du speaker à son sujet. En revanche, les
caractéristiques de son adversaire résonnèrent dans sa tête comme un écho
horrible : un mètre quatre-vingt-dix-huit pour cent-quatre-vingt kilos, un
mètre quatre-vingt-dix-huit pour cent-quatre-vingt kilos...
Quand l’arbitre plaça les
combattants l’un en face de l’autre, Manuel Trèbon ne souriait plus du tout. Et
son regard vacillant peinait à soutenir celui effroyable de Koi Don Il.
- Messieurs, je vous
rappelle les règles, dit l’arbitre. Tous les coups sont permis.
J’interviendrais donc le moins possible. Et maintenant retournez à vos places
et attendez le gong.
Quand il s’assit sur son
tabouret, Manuel Trèbon n’était plus que l’ombre de lui-même.
Une main tachée lui tendit
un verre d’eau.
- Sire...
Mais d’une faible pression
des doigts, le chef dans tous ses états repoussa l’avant-bras de Jean-Yves Le
Brillant.
Dans l’autre coin du ring,
Koi Don Il glissa sa main sous son menton à son adresse puis fit craquer
bruyamment ses oreilles et ses os.
Alors, pour la première fois
de sa vie, Manuel Trèbon baissa la tête et ses membres se mirent à trembler.
Au-dessus des gradins
remplis et cachées derrière de grandes baies vitrées noires se trouvaient les
loges respectives de la délégation américaine et de la délégation
turkménistaise. Bizarrement, aucune ne possédait de toilettes. Ce qui dans
cette histoire a son importance. En effet, si quelqu’un ressentait un besoin
urgent, il devait sortir et se diriger vers les commodités situées entre les
deux pièces. Or, au moment de l’entrée des champions dans l’arène, Donald
Moumoute qui avait bu un grand coca light éprouva soudain l’envie de se
soulager. Quittant son siège comme s’il était éjectable, il s’éclipsa avant que
son staff ne l’encercle. Alors qu’il atteignait son but au pas de course, il
vit à l’autre bout du couloir un homme corpulent trottinant dans sa direction.
Vous l’avez deviné, les amis, c’était Kon Je Nou, lui aussi pressé d’aller au
petit coin. Ils se reconnurent aussitôt.
- Gros lard, cracha le
président américain sans s’étonner que l’autre soit à la fois sur le ring et
devant ses yeux.
- Vieux schnock !
vociféra le leader turkménistais, rouge de fureur.
Et oubliant leurs vessies
gonflées, ils se foncèrent dessus têtes baissées tels des bêtes à corne (de la
famille des gastéropodes). L’empoignade qui suivit fut pittoresque. Après
s’être mutuellement saisi par le col, les deux ennemis jurés tournèrent sur
eux-mêmes comme s’ils entamaient une danse. En même temps qu’ils valsaient, les
visages déformés par la haine, ils s’insultaient copieusement. Cependant, très
vite, comme leur dernier effort physique datait de leur venue au monde, ils
cessèrent de tourner et de s’invectiver et reprirent leurs souffles. La valse
infernale recommença de plus belle une minute plus tard. Cette fois-ci, Donald
Moumoute et Kon Je Nou y mirent toute l’énergie et la force qu’il leur restait.
Des cris bestiaux s’échappèrent de leurs bouches crispées qui devinrent
assourdissants au moment où les deux hommes perdirent l’équilibre. Un
formidable « boum » retentit pareil à une déflagration.
Hagards et essoufflés, les
deux belligérants se dévisagèrent.
- Toi... Toi aussi,
bredouilla Donald Moumoute qui avait perdu sa crinière dans la chute.
Paniqué, Kon Je Nou posa une
main sur son crâne nu.
- Mes cheveux !
s’écria-t-il en lançant des regards affolés partout.
Puis, soudain, il hoqueta et
étreignant son coeur expulsa par la bouche une bouillie brunâtre tout près de
son semblable alopécieux.
Par solidarité chauvine, ce
dernier l’imita et conçut une galette fort ressemblante par la texture, la
forme et la couleur à la précédente.
Avec de gros yeux ronds, nos
deux éberlués (toujours dégarnis et par terre) examinèrent leurs oeuvres puis
se regardèrent.
- Le menu maxi best of Royal
deluxe avec des potatoes ! s’exclamèrent-ils en choeur.
Puis après un court silence,
ils dirent :
- Plus quatre
hamburgers !
Ils éclatèrent ensuite de
rire, cognant plusieurs fois le sol du poing.
Bras dessus bras dessous,
Donald Moumoute et Kon Je Nou entrèrent dans la loge américaine. Abasourdis,
toutes les personnes présentes échangèrent des regards hébétés de lapin
surplombé par un embrun de moutarde. D’une part parce que leurs esprits
n’auraient pu concevoir une telle association. D’autre part parce qu’il y avait
un autre Kon Je Nou plus bas qui, les bras au ciel, narguait le public en
affichant sa joie. Enfin parce que nos deux dirigeants s’étaient amusés à
échanger leurs perruques.
Paul Robson fut le premier à
retrouver sa langue :
- Avons-nous manqué quelque
chose, monsieur le Président ?
Donald Moumoute Nou posa une
main cynophile sur son épaule.
- Nous avons parlé et nous
nous sommes trouvés plein de points communs.
Le conseiller l’interrogea
du regard mais le président aux cheveux en brosse qui le rajeunissaient de six
mois n’en dit pas plus. Il se dirigea avec son nouvel ami blond vers la baie vitrée
et demanda :
- Où en est le combat ?
- Terminé, l’informa Paul
Robson.
Puis il ajouta :
- Au moment du gong, le
Français est tombé dans les pommes.
- Ah, fit seulement l’apaisé
en haussant les épaules.
Pendant un long moment plus
personne n’ouvrit la bouche. Les yeux dans le vague, Donald Moumoute cherchait
quelque chose à penser, une réflexion sympa. Au contraire, Kon Je Nou
établissait des plans pour l’avenir. Collaborer avec les États-Unis allait lui
permettre de renforcer la protection de ses frontières. Comme Moumoute mais
dans un but opposé. Car s’il avait désiré développer la capacité balistique de
son pays c’était prioritairement pour empêcher les gens d’en sortir. En
l’apprenant d’ailleurs, le président américain avait
applaudi : « Des missiles pour retenir la population chez
elle ! » s’était-il exclamé. « Génial ! Absolument
génial ! ». Mais plus géniale encore avait été l’idée qui avait
germée dans leurs esprits par la suite. Un mur avec des missiles qui servirait
aux deux usages : garder et repousser. Vraiment, le leader turkménistais
avait hâte que les travaux débutent.
Soudain, Donald Moumoute
sourit.
- Au fait, dit-il, tout
fier. Il faudra que je te présente mon bras droit !
FIN
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