2012/11/26

Avoir un bon docteur (Extrait 5)


Cela fait trois semaines que je suis en arrêt de travail. Pour dépression. J’ai consulté trois médecins pour obtenir un arrêt potable. Le premier ne voulait même pas me filer un jour. Estimant que ma dépression était mineure, il m’avait prescrit un régime à base de vitamines et recommandé de faire du sport. « Courez ! » s’était-il écrié comme le prophète du dieu jogging « Ca va vous remettre d’aplomb ! ». Je lui aurais bien fait bouffer son stéthoscope qui frémissait servilement à ses paroles. Autour de moi, les gens passent leur temps à courir et ils en deviennent dingue – ce ne sont plus des mois d’arrêt qu’il leur faudrait mais des caissons d’hibernation. Ils sont terrifiants. Croient-ils qu’en courant, rien ne leur arrivera ? Croient-ils qu’ils gagnent quelque chose à détaler ainsi dans tous les sens ? A la limite, si cette action avait pour but de remplir leurs esprits de piétinements, je comprendrais. Mais sinon, franchement…
Après avoir écouté mes jérémiades, le deuxième type – qui devait être un ancien moine – m’avait fixé super longuement dans les yeux. C’était si impressionnant que je m’étais arrêté de respirer à un moment. La terre avait semblé s’immobiliser… puis reculer… puis avancer… comme un disque rayé. J’avais eu l’impression d’être un accusé s’apprêtant à entendre la lourde condamnation d’un juge des assises (« Assassin ! » criait à mon adresse la mère en larmes de la victime). Enfin, ses lèvres épaisses avaient remué. « Hein ? » j’avais fait. « Deux jours » il avait marmonné. « Quoi ? » j’avais refait. « Deux jours » il avait répété. Sonné mais pas kao, je m’étais relancé dans de nouvelles jérémiades. Le type était demeuré impassible. Ne cillant même pas une seule fois des yeux. Dans quel monastère lointain avait-il séjourné ? Combien de jours était-il resté sans manger, boire, ni dormir ? Etait-il parvenu à une telle maîtrise de lui-même qu’il réussissait à bouger les oreilles sans les toucher ou à plier ses coudes vers l’extérieur ?...  Puis ses lèvres s’étaient remises à bouger : « Deux jours, pas plus. A vous de voir ». C’était tout vu, je m’étais barré.
Abattu par cette consultation, j’étais retourné chez moi en passant par les immeubles. C’était la première fois que j’empruntais ce chemin. Je voulais prendre une grande dose de béton, de cours carrées, de passages obscurs. Je voulais que le peu de moral qu’il me restait soit complètement sapé par ces murs, ces dalles, ces aires de jeux désertes. Enfin, je crois. Je pensais aussi raccourcir mon trajet par là. Je dois bien l’avouer. Manque de pot, l’endroit était un véritable dédale. De loin, comme ça, on croit que quelques immeubles se battent en duel. On se dit qu’ils sont quatre, cinq, à ternir le ciel et à amocher le paysage, pas plus. Puis on se retrouve en plein dedans et on réalise qu’il y en a des tas comme si ils s’étaient reproduits entre eux. On prend conscience du désastre immobile qui s’étale et s’érige, dix, quinze, vingt fois dupliqué ! Mêmes façades aux fenêtres étriquées et porches inquiétants, mêmes frêles espaces verts, mêmes étendues stupides de béton. Mêmes silhouettes esseulées qui errent avec ou sans sacs de course. Même froid qui ricoche contre les murs pour vous engourdir l’intérieur, déjà bien insensibilisé. Comment s’y retrouver, franchement ? J’avais traversé plusieurs cours, longé plusieurs entrées, des D, des E, des F ainsi que des chiffrées sans parvenir à trouver mon chemin. Tout se ressemblait. Une méchante angoisse m’avait agrippé. Je n’allais pas sortir de cet endroit de merde. J’allais tourner, tourner et encore tourner jusqu’à m’écrouler par terre. Personne ne viendrait m’aider. Personne n’en aurait rien à foutre de ma gueule. Je ne vaudrais pas plus qu’une poubelle que les gars de la ville en tenue verte à bandes phosphorescentes viennent ramasser. Quelle fin minable. J’avais honte. J’avais peur. Je pensais à ces types qui étaient partis dans les catacombes chercher une bouteille de vin et qui n’étaient jamais revenus. Qui s’était souciés d’eux ? Qui avait cherché à les retrouver (ne serait-ce que pour récupérer la bouteille de vin) ? Des disparitions de ce genre arrivaient plus souvent qu’on ne le croyait. Un jour, un voisin n’est plus là et on ne sait même pas comment cela est arrivé. Il n’y a ni raison ni explication. Il était là puis, pffiiuut, disparu. Comme si sa présence n’avait été qu’une illusion. Et aujourd’hui, c’était moi la victime de cet atroce phénomène ! Merde, merde et  remerde. Puis, alors que j’étais au comble du désespoir, j’ai reconnu une allée, des immeubles. Comme pour me régénérer, je me suis vite réfugié sous un porche de l’un d’eux. Et là, une plaque dorée m’a sauté aux yeux : Docteur Eugène Connard, consultations sans rendez-vous. Parfois, on s’attend au pire et arrive le meilleur. Deux secondes après avoir appuyé sur l’interphone, une voix grave et morne s’est faite entendre : « Oui ? ». « J’ai pas pris rendez-vous » ai-je dit « Je peux vous voir ? ». « Montez, c’est au premier étage » a répondu la voix.
Le docteur Connard exerçait dans un cabinet exigu qui, avec son mobilier vieillot, ressemblait à une boutique de brocanteur. C’était un homme, quarantaine passée, brun et rond, avec des cheveux noirs et bouclés sur le caillou qui commençaient à se faire la malle. Le portrait de monsieur tout le monde, quoi, le type aurait pu être boucher ou coiffeur, nulle différence. Seul le nom extraordinaire qu’il portait le distinguait de la masse. Connard. Il fallait être costaud pour évoluer dans l’existence avec pareil blaze.
Sur son bureau ancestral trainait un tas de papiers de toutes les couleurs. Et émergeant de cette pagaille administrative se dressait la photo encadrée de lui-même, sa femme et ses deux enfants, photo fièrement tournée vers le patient comme pour lui dire : « Attention, gars, j’aime trop ma femme et mes enfants pour pouvoir les tromper ».
L’entrée en matière du docteur Connard fut magistrale. A peine me fit-il asseoir qu’il m’annonça, mains croisées sur sa bedaine proéminente : « Alors, cher monsieur, que puis-je pour vous ? ». Un doc commençant par une telle phrase ça met un baume pas possible au cœur. C’est comme si on vous aviez à choisir des plats sur le menu d’un restaurant de luxe dans lequel vous êtes invités. Ou comme si vous aviez libéré un génie reconnaissant et prêt à accomplir le plus cher de vos désirs. Absolument délicieux. « Tout » ai- je répondu d’un ton las, la mine à point décomposée.
Sans même m’ausculter, le docteur Connard m’a accordé un mois et demi d’arrêt. J’étais heureux. Je n’étais pas prêt de revoir tous ces abrutis du boulot.

1 commentaire:

Nathan Pym a dit…

Pas à dire il est super bon ce bouquin.

Par contre faudrait un peu plus de saut de ligne: là ca fait gros bloc qui fait peur.