Cela fait trois semaines que je suis en arrêt de travail.
Pour dépression. J’ai consulté trois médecins pour obtenir un arrêt potable. Le
premier ne voulait même pas me filer un jour. Estimant que ma dépression était
mineure, il m’avait prescrit un régime à base de vitamines et recommandé de faire
du sport. « Courez ! » s’était-il écrié comme le prophète du
dieu jogging « Ca va vous remettre d’aplomb ! ». Je lui aurais
bien fait bouffer son stéthoscope qui frémissait servilement à ses paroles.
Autour de moi, les gens passent leur temps à courir et ils en deviennent dingue
– ce ne sont plus des mois d’arrêt qu’il leur faudrait mais des caissons d’hibernation.
Ils sont terrifiants. Croient-ils qu’en courant, rien ne leur arrivera ?
Croient-ils qu’ils gagnent quelque chose à détaler ainsi dans tous les
sens ? A la limite, si cette action avait pour but de remplir leurs
esprits de piétinements, je comprendrais. Mais sinon, franchement…
Après avoir écouté mes jérémiades, le deuxième type – qui
devait être un ancien moine – m’avait fixé super longuement dans les yeux.
C’était si impressionnant que je m’étais arrêté de respirer à un moment. La
terre avait semblé s’immobiliser… puis reculer… puis avancer… comme un disque
rayé. J’avais eu l’impression d’être un accusé s’apprêtant à entendre la lourde
condamnation d’un juge des assises (« Assassin ! » criait à mon
adresse la mère en larmes de la victime). Enfin, ses lèvres épaisses avaient
remué. « Hein ? » j’avais fait. « Deux jours » il
avait marmonné. « Quoi ? » j’avais refait. « Deux jours »
il avait répété. Sonné mais pas kao, je m’étais relancé dans de nouvelles
jérémiades. Le type était demeuré impassible. Ne cillant même pas une seule
fois des yeux. Dans quel monastère lointain avait-il séjourné ? Combien de
jours était-il resté sans manger, boire, ni dormir ? Etait-il parvenu à
une telle maîtrise de lui-même qu’il réussissait à bouger les oreilles sans les
toucher ou à plier ses coudes vers l’extérieur ?... Puis ses lèvres s’étaient remises à
bouger : « Deux jours, pas plus. A vous de voir ». C’était tout
vu, je m’étais barré.
Abattu par cette consultation, j’étais retourné chez moi en
passant par les immeubles. C’était la première fois que j’empruntais ce chemin.
Je voulais prendre une grande dose de béton, de cours carrées, de passages obscurs.
Je voulais que le peu de moral qu’il me restait soit complètement sapé par ces
murs, ces dalles, ces aires de jeux désertes. Enfin, je crois. Je pensais aussi
raccourcir mon trajet par là. Je dois bien l’avouer. Manque de pot, l’endroit
était un véritable dédale. De loin, comme ça, on croit que quelques immeubles
se battent en duel. On se dit qu’ils sont quatre, cinq, à ternir le ciel et à
amocher le paysage, pas plus. Puis on se retrouve en plein dedans et on réalise
qu’il y en a des tas comme si ils s’étaient reproduits entre eux. On prend
conscience du désastre immobile qui s’étale et s’érige, dix, quinze, vingt fois
dupliqué ! Mêmes façades aux fenêtres étriquées et porches inquiétants,
mêmes frêles espaces verts, mêmes étendues stupides de béton. Mêmes silhouettes
esseulées qui errent avec ou sans sacs de course. Même froid qui ricoche contre
les murs pour vous engourdir l’intérieur, déjà bien insensibilisé. Comment s’y
retrouver, franchement ? J’avais traversé plusieurs cours, longé plusieurs
entrées, des D, des E, des F ainsi que des chiffrées sans parvenir à trouver
mon chemin. Tout se ressemblait. Une méchante angoisse m’avait agrippé. Je n’allais
pas sortir de cet endroit de merde. J’allais tourner, tourner et encore tourner
jusqu’à m’écrouler par terre. Personne ne viendrait m’aider. Personne n’en
aurait rien à foutre de ma gueule. Je ne vaudrais pas plus qu’une poubelle que
les gars de la ville en tenue verte à bandes phosphorescentes viennent ramasser.
Quelle fin minable. J’avais honte. J’avais peur. Je pensais à ces types qui
étaient partis dans les catacombes chercher une bouteille de vin et qui
n’étaient jamais revenus. Qui s’était souciés d’eux ? Qui avait cherché à
les retrouver (ne serait-ce que pour récupérer la bouteille de vin) ? Des
disparitions de ce genre arrivaient plus souvent qu’on ne le croyait. Un jour,
un voisin n’est plus là et on ne sait même pas comment cela est arrivé. Il n’y
a ni raison ni explication. Il était là puis, pffiiuut, disparu. Comme si sa
présence n’avait été qu’une illusion. Et aujourd’hui, c’était moi la victime de
cet atroce phénomène ! Merde, merde et
remerde. Puis, alors que j’étais au comble du désespoir, j’ai reconnu une
allée, des immeubles. Comme pour me régénérer, je me suis vite réfugié sous un
porche de l’un d’eux. Et là, une plaque dorée m’a sauté aux yeux : Docteur
Eugène Connard, consultations sans rendez-vous. Parfois, on s’attend au pire et
arrive le meilleur. Deux secondes après avoir appuyé sur l’interphone, une voix
grave et morne s’est faite entendre : « Oui ? ».
« J’ai pas pris rendez-vous » ai-je dit « Je peux vous
voir ? ». « Montez, c’est au premier étage » a répondu la
voix.
Le docteur Connard exerçait dans un cabinet exigu qui, avec
son mobilier vieillot, ressemblait à une boutique de brocanteur. C’était un
homme, quarantaine passée, brun et rond, avec des cheveux noirs et bouclés sur
le caillou qui commençaient à se faire la malle. Le portrait de monsieur tout
le monde, quoi, le type aurait pu être boucher ou coiffeur, nulle différence.
Seul le nom extraordinaire qu’il portait le distinguait de la masse. Connard.
Il fallait être costaud pour évoluer dans l’existence avec pareil blaze.
Sur son bureau ancestral trainait un tas de papiers de
toutes les couleurs. Et émergeant de cette pagaille administrative se dressait
la photo encadrée de lui-même, sa femme et ses deux enfants, photo fièrement tournée
vers le patient comme pour lui dire : « Attention, gars, j’aime
trop ma femme et mes enfants pour pouvoir les tromper ».
L’entrée en matière du docteur Connard fut magistrale. A
peine me fit-il asseoir qu’il m’annonça, mains croisées sur sa bedaine
proéminente : « Alors, cher monsieur, que puis-je pour
vous ? ». Un doc commençant par une telle phrase ça met un baume pas
possible au cœur. C’est comme si on vous aviez à choisir des plats sur le menu
d’un restaurant de luxe dans lequel vous êtes invités. Ou comme si vous aviez
libéré un génie reconnaissant et prêt à accomplir le plus cher de vos désirs.
Absolument délicieux. « Tout » ai- je répondu d’un ton las, la mine à
point décomposée.
Sans même m’ausculter, le docteur Connard m’a accordé un
mois et demi d’arrêt. J’étais heureux. Je n’étais pas prêt de revoir tous ces
abrutis du boulot.
1 commentaire:
Pas à dire il est super bon ce bouquin.
Par contre faudrait un peu plus de saut de ligne: là ca fait gros bloc qui fait peur.
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