C’est un bar sur un grand boulevard qui ne paye pas de mine. A côté de ses semblables aux passés prestigieux, aux façades somptueuses et aux terrasses étendues et combles on dirait une anomalie. Un bar de banlieue oublié, un austère débit de boissons. Peu de monde à l’intérieur comme si un virus planait au-dessus des tables vides plongées dans la pénombre. Au fond de la salle, une télé fixée au plafond sur laquelle un journaliste de chaîne d’info en continu monologue. Près du comptoir, un écran de Rapido affichant ses séries de numéros monotones. Je m’y installe, remplissant une grille sans grand espoir de gagner.
Comme il y a du monde qui fait la queue pour acheter des clopes, je la tends au vieux garçon moustachu qui d’abord ronchonne. La commande d’un demi le rallie à ma cause. Bien qu’il ne valide plus les tickets de jeu depuis des lustres, il va le faire exceptionnellement pour moi.
« Z’êtes trop bon » je pense.
Sur le large trottoir cuit par un soleil féroce, des touristes aux corps avachis et aux visages hagards passent. Ce qui contraste avec l’impétueux flot des bagnoles qui se reniflent hargneusement les culs.
Je dévie les yeux du triste spectacle, contemplant une jolie demoiselle dans la file d’attente en train de fouiller dans son sac. Coup d’œil sur l’écran du Rapido : Plus que vingt secondes avant mon tirage…
Débarrassant deux tasses, le vieux garçon me prend à témoin : « Regardez ! » me fait-il en m’en montrant une encore pleine de café, « il ne l’a même pas finie. Et ce n’est pas la première fois ! ».
« Effectivement » je reconnais, « quel gâchis ! ».
Le garçon acquiesce gravement : « C’est un habitué. Il prend deux cafés par jour… Qu’il ne finit jamais… A un euro vingt pièce ! ».
Il se tait, me laissant le temps de mesurer le désastre… Je n’ai pas encore pu zieuter les numéros sortants de mon attrape-nigaud.
« A force, ça doit en faire une somme » finis-je par lâcher.
« Je vous le fais pas dire » dit l’homme en essuyant rageusement le comptoir.
J’en profite pour constater que j’ai paumé… Bah, me dis-je, reste encore la deuxième chance… Evidemment les trois premiers numéros me collent une baffe.
« Vraiment, je comprends pas » reprend le vieux garçon, « quand on va pour boire un verre, on prend son temps, on se pose, on rêvasse, bin, non lui, il avale à peine deux gorgées et se barre ! ».
« Ce n’est vraiment pas normal » abondé-je en son sens.
Le dernier numéro tombe, perdant encore. Je broie la grille dans mon poing tandis que l’homme cale un verre dans le tiroir du lave-vaisselle. Son accès de colère semble l’avoir anéanti. Il sert une boisson, essuie le comptoir, le dos courbé et le regard vide. Combien de fois a-t-il répété ces gestes depuis qu’il taffe ? Combien de fois a-t-il fait de va-et-vient dans l’espace exigu délimité par le comptoir ? Combien de kilomètres parcourus entre les pompes à bière et la caisse enregistreuse ? A trimballer dans une soucoupe froide la monnaie de clients taciturnes ?
Ma curiosité étant trop forte, je l’interroge : Depuis combien de temps fait-il ça ?
Redressant sa colonne, l’homme me rétorque : « 38 ans dont 35 ans de mariage ! ». Puis il rectifie aussitôt : « Enfin plus maintenant puisque ma femme veut divorcer ».
Alors, tout en accomplissant des tâches, l’homme me raconte sa life : Sa femme veut le quitter. Elle veut rejoindre leur fils à la Rochelle. Or, comme elle n’a pas d’argent, elle entame une procédure. Il est obligé de prendre un avocat. C’est cher un avocat, jamais il n’aurait pensé que les choses prendraient une telle tournure. Il essuie un verre et le range. A l’autre bout du comptoir, un homme à la chair pâle et flasque le hèle. Aussitôt, il y va.
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