Ce jour de renaissance, je
me levai d’un bond et ouvris les stores électriques. Comme s’il n’avait jamais
bougé d’un pouce, le soleil inonda ma chambre et salua mon retour sur scène. Je
lui adressai un clin d’œil puis me jetai sur mon smartphone.
Ma déception fut grande à la
lecture des messages laissés. Beaucoup de types et de copines m’invitant à des
soirées mais rien de cette conne de Linda, la seule dont j’avais espéré un
signe de vie.
- Sûr que cette conne est
encore en train de déprimer, la maudis-je en regrettant de m’être liée à cette
nullarde moche et alcoolique.
Énervée, je tapai
« maître G » sur le moteur de recherche. Après tout, je n’avais pas
besoin de cette ratée ! La moutarde me monta encore plus au nez lorsque
les réponses s’affichèrent. Elles ne portaient que sur le point G !
- Pourriture de moteur de
recherche ! Connard de médium ! Copine de merde ! pestai-je en
composant le numéro de Linda.
Naturellement, je tombai sur
sa messagerie qui avait été enregistrée après une prise massive de Lexomil.
Folle de rage, je raccrochai. Je réessayai de l’avoir pendant les deux heures suivantes,
en vain. Linda avait entamé une période d’isolement à laquelle personne ne
parviendrait à l’arracher. Tout de même, après une énième tentative, je laissai
éclater ma colère :
- Salut, pauvre pomme, c’est
Stacy, lâchai-je dès que le bip sonore m’eut donné la main. Bon, j’imagine que
tu as encore le moral en berne et que tu préfères chialer sous ta couette et
boire à la bouteille plutôt que de me répondre. Soit, c’est ton droit. D’autant
que je comprends. Une nana dans ton genre qu’est-ce que ça peut attendre de la
vie à part des pluies de rotules dans les gencives ? T’es moche et t’es
con. Et ton ticket de loterie donné à la naissance est perdant sur toute la
ligne. Moi, à ta place, franchement, je vais te dire, je passerai à la vitesse
supérieure. Je ne me contenterai plus de me détruire à petit feu. C’est
contreproductif. Et naze ! À ta place, j’aurai un sursaut de fierté !
Je me foutrai une balle ! Ou je me pendrai au choix ! En plus, comme
tout le monde comprendra pourquoi, ça t’épargnera d’écrire un message. À bon
entendeur adieu et au plaisir de ne plus te revoir !
Contente de moi, je
raccrochai. Vibrant légèrement, le soleil m’approuva. Un jour, je ferai le tri
de toutes mes connaissances et à n’en pas douter, il y aura des dégâts. Je
fréquentais trop de chiants, d’inutiles et de loosers et cela nuisait à mon
développement personnel. Ah, si seulement mes semblables pouvaient avoir la
perfection de l’appareil que j’avais en main !
Après mûre réflexion, je
m’abstins d’appeler mes autres copines. D’une part parce que j’avais la
conviction que toutes ignoraient l’existence de maître G. D’autre part parce
que je m’étais suffisamment foutue des diseurs de bonne aventure devant elles,
les traitant d’escrocs patentés. Je ne voulais pas me taper la honte pour rien.
D’autant que certaines, les vipères, ne manqueraient pas de me rappeler mes
propos avec sourire empoisonné. Non. Je devais opérer discrètement. Hors de mon
cercle d’amis. Aller dans une soirée remplie d’inconnus. Ou plutôt une
sous-soirée. Sans stars de la chanson ou du ciné, sans producteurs richissimes
et gens de la Jet Set. Une fête loin d’Hollywood réunissant les minables qui ne
perceraient jamais, les branques du style de Linda dépourvus de talent et de
volonté. C’était le prix à payer pour m’en sortir. Là-bas, j’étais certaine de
rencontrer des gens adeptes de maître G. Ils correspondaient parfaitement au
profil de sa clientèle. Des faibles sans avenir qui avaient besoin de quelqu’un
pour le colorer. Je n’avais qu’à prendre sur moi et considérer cette escapade
comme une apnée. Un plongeon temporaire dans les bas-fonds de Los Angeles à la
découverte de sa faune sauvage.
Allant sur mon profil
Intagram, je parcourus mes messages privés. Dans mes souvenirs, un type peu
gâté par la vie n’arrêtait pas de m’écrire pour m’inviter à ces sous-soirées
(je n’y répondais jamais, ce qui ne l’empêchait de me bombarder de nouvelles
invitations). Longtemps, lorsque mes amies et moi commencions à nous ennuyer,
je leur montrais le spécimen pour nous payer une bonne tranche de rires.
Se nommant Rob, il avait un
visage ingrat que n’arrangeait pas une monture en métal à verres horribles et
grossissants. Régulièrement, il postait des photos de ses soirées dont les
thèmes pathétiques donnaient le sentiment qu’il régressait en âge et du
ciboulot.
Soirée « Magnum »
où on le voyait avec une fausse moustache et une chemise Hawaïenne d’un goût
douteux aux côtés d’un autre demeuré enveloppé d’un assemblage de cartons
peints en rouge censé représenter une Ferrari. Soirée « Retour vers le
futur » où il apparaissait déguisé en doc en train de faire la chenille
avec une quinzaine de répliques pourries. J’en passe…
Il était exactement celui
qu’il me fallait. Un gogo que je pourrais très facilement manipuler. Je
comptais sur lui pour me servir de chauffeur. En effet, j’espérais que sa
présence court-circuite les intrusions d’éléments cinématographiques dans le
réel. Seule j’étais vulnérable. En étant accompagnée, j’avais l’intuition que
rien ne m’arriverait. Ce mal n’avait atteint que moi et ne se manifestait
apparemment qu’à certaines conditions. L’extérieur me semblait par exemple
propice à son épanouissement. Pour preuve, rien d’anormal n’avait eu lieu
pendant ma claustration. Le fait aussi que je déteste viscéralement le septième
art jouait en ma défaveur. Comme si un esprit maléfique voulait me faire payer
cette répugnance. Comme si, en pleine patrie du cinéma, j’étais l’ennemi à
abattre. Ou pire, à convertir ! Un haut-le-cœur me vrilla les amygdales.
Moi ? Aimer les films un jour ? Certainement pas !
Boostée par cette réaction
d’orgueil, je checkai mes messages. Bingo ! Le crétin m’invitait dans
trois jours à une soirée « Arme Fatale » dans le quartier affligeant
de Westwood. Je lui répondis que ça me bottait mais que, malheureusement, je
n’avais pas le permis de conduire.
Sa réponse m’arriva une
seconde après mon envoi. À croire qu’il l’avait tapée en même temps que moi.
Pas de prob, s’exaltait-il, je viendrais te chercher et je te ramènerai. Quelle
est ton adresse sublime créature aux yeux d’azur et à la chevelure d’or ?
Le tout agrémenté de smileys colorés et débiles jusqu’à l’overdose. Pas gâté
physiquement, pas gâté intellectuellement ce gars devait être un grand
collectionneur de râteaux.
Je décidai de le laisser
mariner pendant vingt-quatre heures afin qu’il envisage une nouvelle
acquisition. Bien sûr, pour m’épargner le lourdaud, j’aurais pu lui demander
directement s’il connaissait maître G. Dans l’hypothèse que non, le gars se
serait plié en quatre pour trouver l’info. Seulement, j’étais remontée et je
n’avais aucune envie de rester cloîtrée dans mon appartement. J’avais besoin
d’action, de sortir et d’affronter le monde. Je voulais aussi montrer que je
n’avais pas peur. Si la chose qui m’avait inoculé cette saloperie m’observait,
je voulais qu’elle prenne conscience de ma valeur et de ma détermination. Je
voulais qu’elle s’inquiète à son tour en me voyant si vite hors de chez moi.
Qu’elle tremble à l’idée que je tienne férocement à lui rendre la monnaie de sa
pièce. Enfin, dernière raison, j’avais besoin de Rob pour toutes les occasions
où je mettrai le nez dehors. Notamment pour consulter maître G une fois sa
localisation connue.
Pendant les trois jours qui
suivirent, je me forçais à mater quelques blockbusters. Predator, Matrix,
Jurassik Park… Parallèlement, je rédigeais des fiches d’analyse et les répétais
à haute voix. On ne savait jamais. La présence de Rob n’empêcherait peut-être
pas la distorsion de la réalité. Mon mal était peut-être contagieux. Même si
cette éventualité ne me plaisait guère, j’avais intérêt à m’y préparer.
Je visionnais donc à la
chaîne tous les films d’action qu’on considérait comme culte. De même, je
rassemblais toutes les informations sur internet que je pouvais choper
dessus : l’identité des acteurs et des réalisateurs, leur carrière, les
conditions de tournage, l’accueil du public et des professionnels, les
critiques des youtubeurs.
Tout était bon pour nourrir
mon analyse, la doter des mêmes caractéristiques qu’une grenade offensive. Si,
malgré mes précautions, l’ennemi attaquait, je voulais le dégommer aussitôt. Le
rafaler de mes remarques pertinentes. L’écraser de références. Pas de
quartier !
Seul problème, je disposais
de peu de temps pour m’entraîner et j’étais obligée de faire des impasses sur
de nombreux longs-métrages. Que se passerait-il si l’un de ceux-là se
matérialisait ? Je ne préférais pas y penser.