Se méfier de ses propres élans de générosité
Bien sûr, Harry ne répondait pas. Toujours absent quand on avait besoin de lui. Tant pis pour lui, je le destituai de ses fonctions de confident en chef. Qu’il ne vienne pas après se plaindre de mon manque de chaleur ou de gentillesse. Moi, quand je donnais une chance à un mec, c’était une fois pas deux. Il pourrait se brosser pour qu’on discute encore en tête à tête (d’autant que je n’étais pas dupe et voyais très bien qu’il espérait fortement que nos entretiens se concluent par un tête-à-queue).
En attendant, j’en avais gros sur la patate et je ne savais pas comment me soulager.
Les autres mecs que je connaissais ne méritaient pas de recevoir mes confidences. Ils n’étaient pas suffisamment au courant de mon problème.
De plus, ils appartenaient tous plus ou moins au milieu du cinéma (beaucoup d’acteurs dans le tas) ce qui n’arrangeait rien. Quant aux nanas, elles éprouvaient tant de jalousie à mon égard que de me savoir mal en point les raviraient.
Or, il n’était surtout pas question de leur donner ce plaisir. Devant elles, je préférais cent fois plus afficher un smile inoxydable que de montrer un bout de fissure. Même les requins ont l’air de madrigaux à côté de ces bitches congénitales.
Après avoir traversé la rue, je pénétrai dans un café et m’installai au comptoir.
A priori, si les choses suivaient leur cours normal, un inconnu m’aborderait dans pas plus d’une minute quarante-deux et je pourrais lui dire tout ce que j’avais sur le cœur.
- Je peux m’asseoir à côté de vous ?
Sans décoller les yeux de mon Iphone 7, je hochai de la tête.
Première faute du quidam, il avait mis plus de trois secondes que le temps maximum pour m’accoster. Je me demandais si je n’allais pas l’ignorer pour la peine. Faire genre qui qui m’parle ? Arf, c’est juste un courant d’air.
En même temps, j’étais encore à cran et j’avais super besoin d’une oreille. Voire de deux si possible et qu’elles soient grandes ouvertes.
- Euh, je ne veux pas vous paraitre désobligeant mais vous m’avez l’air au bord du gouffre. Si je peux vous aider en quoi que ce soit, par exemple en commençant par vous offrir quelque chose, ce serait de bon cœur.
Abasourdie par les propos du type, Je le dévisageai. Je faillis tomber à la renverse quand je reconnus James Franco.
Oh, ce n’était pas cette fois-ci, un personnage de film. Non, c’était l’acteur en chair en os. Celui qui avait connu le succès au début des années 2000 en interprétant Harry Osborn dans les trois Spiderman de Sam Raimi. Et qui avait maintenu le cap du succès en alternant blockbusters et films d’auteurs, artiste protéiforme capable d’interpréter avec le même brio et la même élégance, le docteur Will Rodman dans la planète des singes les origines et « alien », le dealer déjanté de Spring Breakers.
Il portait un tee-shirt blanc à manches courtes, un jean simple et délavé et des lunettes rondes de soleil à verres bleus qui, au lieu de le maintenir incognito, semblaient crier à tue-tête avec un porte-voix : Eh, les gens, derrière-moi se cache une grande star d’Hollywood ! Allo, tout le monde, vous l’entendez ? C’est James Franco qui me trimbale, ouais, James Franco !
D’ailleurs, certaines clientes d’abord intriguées par l’accessoire mataient avec de plus en plus d’insistance l’acteur tout en échangeant des mots enfiévrés.
Lunettes qu’il déplaça sur son front, un tantinet surpris :
- Eh ben, c’est la première fois que je produis cet effet sur une femme. Une flopée de boutons purulents auraient-ils surgi sur mon visage à mon insu ? Ā moins que ma peau ne se soit décollée sous l’action scélérate du smog, mettant à nu mes muscles.
Comme je restais coite, il poursuivit :
- Plus sérieusement, si vous désirez que je vous laisse tranquille dites-le moi et je m’en vais sur le champ.
- Non, fis-je en pensant que je faisais une connerie.
Un sourire de contentement éclaira son visage juvénile. Il prit ses aises sur le comptoir, y plantant ses coudes comme en terrain conquis.
Je frissonnai. Tous les regards des gens étaient braqués sur nous, curieux de ce qui allait suivre. Comme si nous étions des personnages d’une série télévisée ou d’un film.
Ironie du sort, le soleil qui avait finalement réussi à s’imposer, dardait l’un de ses rayons sur nous, renforçant cette impression pénible.
Dans un réflexe absurde, je me mis à espérer de toute mon âme que notre conversation n’accumule pas les clichés inhérents à ce genre de scène.
- Si je puis me permettre une suggestion : ils font des cocktails de fruits absolument sensass ici, reprit-il d’une voix moelleuse truffée de pépites au chocolat.
Je me retins in extremis de lui dire d’en choisir un pour moi. Pas question que le moment où il appellerait le serveur par son prénom pour commander deux caraïb’ginger se passe.
- Non, rétorquai-je. Je préfèrerais un café.
- Ça tombe bien, rebondit-il, les lèvres au firmament de la joie. Ce sont aussi des champions dans cette spécialité. Ils ont par exemple un arabica du tonnerre qui vient du Honduras. Et se tournant vers le garçon en train de ranger des verres, il dit : « Eh, Bar… »
- J’ai changé d’avis, le coupai-je. Finalement, je vais juste prendre de l’eau.
- Plate ou gazeuse ? demanda-t-il, nullement perturbé par mon brusque volte-face.
- Gazeuse. Et avant qu’il ne se tourne vers Barry (le prénom de serveur le plus répandu de la côte ouest), j’enchainai : non, je vais commander, tu veux quoi ?
- Euh, un jus de banane.
- OK, fis-je. Tout sera pour moi.
Coup d’œil rapide dans la salle. Parfait. Vu la teneur chiante de nos paroles, les trois-quarts des spectateurs s’étaient détournés de nous. De plus, le combo eau gazeuse jus de banane avait mis un coup dans l’aile à notre pseudo début de romance.
Nous ne nous regarderions pas les yeux dans les yeux en buvant nos jolies boissons colorées. Et je ne récolterais pas l’inévitable moustache de lait de coco qui permettra à James de caresser du bout du doigt le dessin de ma lèvre supérieure après un long fou rire complice. Très bien. On avait rejoint les bons rails. Je pouvais revenir à l’essentiel :
- Ça se voit tant que ça ? demandai-je à brule-pourpoint.
- De quoi ? grimaça-t-il, dérouté par ma question indéfinie.
- Bin, que je suis au bord du gouffre.
- Ah, se reprit-il en regagnant sa décontraction de glandeur accroc à la fumette. Tu veux que je te dise franchement, ma belle, ça se voit aussi bien que les trous de nez au-dessus des lèvres. Quand je t’ai vue, je me suis dit, oh la pauvre, si j’interviens pas, elle risque de se foutre en l’air.
- Eh merde.
- Désolé, mais c’est ce que j’ai ressenti. Je suis vachement sensible aux ondes que dégagent les êtres et les tiennes m’ont littéralement créé des doubles nœuds dans la gorge. J’ai pensé qu’il était de mon devoir de te rejoindre. Parler permet souvent de surmonter le mal qui nous ronge sournoisement l’âme.
Mouaip, j’aurais été moche, tu aurais passé ton chemin. Ta mansuétude ne s’étend pas plus loin que le bout de ta queue, man. Alors tes histoires d’hypersensibilité aux ondes, tu peux te les carrer bien profond dans le derche à côté de tes désirs d’aider ton prochain et de tes résolutions du nouvel an. Le moment était d’ailleurs venu de mettre les points sur les i avec lui entre parenthèses.
- OK, fis-je. Mais que les choses soient claires entre nous, James. Je n’ai aucunement l’intention de faire quoi que ce soit avec toi après notre conversation. Pigé ?
- Cela va de soi, en convint-il. Loin de moi l’idée de faire quoi que ce soit avec toi de toute façon. Ma démarche est strictement désintéressée. Si les gens se parlaient spontanément et sans arrières pensées, le monde serait un gros bonbon à la cannelle. Il m’adressa un sourire qui se voulait à l’image de cette confiserie infecte : Alors ? Qu’est-ce que tu as sur le cœur, miss ?
Toute ambigüité étant levée, je fis mon grand déballage dans le désordre plus complet. D’abord je lui parlai en détails des cauchemars qui me hantaient. Puis je lui fis part de mon idée quant à leurs origines. Ā mon avis, ils avaient été générés par mes coucheries successives avec des acteurs célèbres (pendant un dixième de seconde des éclats lubriques constellèrent les yeux de James Franco). J’ajoutai qu’en général je n’éprouvai pas d’attirance particulière pour eux, les circonstances avaient voulu que les choses se passent ainsi et c’est tout.
D’autre part, je n’aimais pas spécialement le cinéma et ne rêvais pas de devenir actrice comme beaucoup de jeunes femmes ici. Le fait que je vive dans la capitale du septième art n’était que le fruit du hasard et n’avait été nullement dicté par mon désir de percer là-dedans.
Pour preuve, j’avais refusé à plusieurs reprises maintes propositions émanant de grands producteurs ou de grands réalisateurs. Alors pourquoi le sort s’acharnait-il sur moi ? Pourquoi le cinéma, tel un monstre pervers et ricanant, se délectait-il à me rappeler sa présence sous diverses formes ?
J’avais le sentiment que plus je le fuyais plus il s’accrochait à moi. Et, j’en étais certaine, il ne s’agissait là que du commencement. Les cauchemars de plus en plus tangibles et précis annonçaient quelque chose de bien plus grave et inquiétant (j’évitai de lui parler de ma crainte que des éléments filmiques s’immiscent dans ma vie réelle, telle l’amorce de notre scène de rencontre). Comme si, pour l’instant, le cinéma s’amusait à me mordiller les mollets avant de se jeter sur moi pour enfoncer ses crocs dans ma chair et me bouffer les entrailles.
Après ma tirade, James Franco resta plusieurs secondes la bouche entrouverte.
Il saisit son verre de jus de banane, le souleva, l’immobilisa à la moitié du chemin menant à ses lèvres, le reposa à son endroit initial, le tourna légèrement et souffla.
- Bien sûr, me sentis-je obligée de préciser, c’est pour te donner une idée de mon ressenti que j’ai utilisé cette image. Ne crois pas que j’ai peur d’être dévorée par un multiplex transformé en bête sanguinaire (quoi que pensai-je).
Il hocha plusieurs fois de la tête avec un air entendu.
- Non, non, j’ai bien compris, m’assura-t-il gravement. C’est marrant parce que j’ai pratiquement vécu un truc similaire.
- Ah bon ? m’exclamai-je.
- Oui, sauf que moi c’était avec des infirmières. Comme toi, je n’ai jamais été porté sur le médical. Les hôpitaux, la maladie, les opérations à cœur ouvert, très peu pour moi. Bref, le hasard a voulu qu’un pote m’invite à une soirée infirmières et que le courant passe bien avec l’une d’elle. On couche ensemble et une semaine plus tard, je me pète un bras au ski. Séjour à l’hôpital et sans que je le veuille, je culbute une nouvelle blouse blanche la veille de mon départ. Ā ce moment-là, des pansements et des bistouris apparaissent dans mes rêves et je comprends qu’il s’agit d’un avertissement. Si je continue dans cette voie, je vais prendre cher, très cher.
- Qu’est-ce que tu as fait alors ? Dis-je en contenant mal mon excitation.
Tripotant son verre de jus de banane, il m’adressa un sourire étrange qui détonnait de la panoplie exhibée jusque-là.
- Qu’est-ce que tu m’offres si je te le dis ? susurra-t-il, l’accent vicieux et le regard arracheur d’étoffes.
Évidemment. Comment avais-je pu être aussi naïve ? Devant une nana aussi bandante que moi, un mec restera toujours un mec. Sa libido en effervescence mettra ses pensées sous bourses d’où elles ne s’échapperont pas. Drame de celles qui sortent du lot et possèdent une plastique impeccable.
Devant mon silence consterné, l’acteur ne se démonta pas :
- Allons, ne fais pas ta bêcheuse. Il y a un hôtel en face, on a juste à traverser la rue et à faire crac-crac. Après promis, je te donne le tuyau. Tu verras, tu ne le regretteras pas.
Me bobardait-il ? Et sinon, son info valait-elle la peine que je me donne à lui ? Je soupesai son offre de crevard tandis qu’il commençait à montrer des signes de fébrilité, se mordillant la lèvre inférieure et tapotant de l’index son verre décoratif ? de jus de banane.
- Ok pour l’hôtel, admis-je. Mais nous ne baiserons pas. Ā la place, je te propose un simple préliminaire.
Passé en un éclair de la lumière de la satisfaction à l’ombrage de la contrariété, son visage tacha de se recomposer un sourire cool :
- Un simple préliminaire. Qu’est-ce que tu entends par là ? Une pipe ?
- Non, une branlette. Ā deux doigts. Et j’ajoutai d’une voix inflexible : C’est à prendre ou à laisser.
Mi-fiévreux mi-dégoûté, James Franco se leva.
- Ok, c’est bon, dit-il. Tope-là.
En pénétrant dans la salle de sport, je compris pourquoi ma dernière séance datait d’avant Jésus Christ. Une forte odeur de sueur me vrilla les narines. Je réprimai une remontée de bile.
Putain, j’étais à la limite de rebrousser chemin. L’absence d’air conjuguée à la chaleur accentuait cette horreur olfactive. Comme si toutes les personnes présentes mijotaient dans leur jus à l’instar de viandes cuites au four. Ā cette différence près qu’elles étaient consentantes et se dépensaient sans compter pour suer, répandre leurs effluves corporelles dans l’espace confiné.
S’ajoutait à cela les bruits des appareils sur lesquels s’autotorturait chaque individu, les couinements des pédales, les vrombissements des tapis roulants, les claquements des sangles de traction, bouillie sonore qui éliminait d’une façon radicale tout embryon de pensée et abrutissait le cerveau. Une antichambre de la Régression, oui, l’endroit s’y apparentait. Comme si sa vocation était de réveiller le côté animal de l’homme, de servir de sas entre la Civilisation et la Nature, l’homme et la bête.
On pénétrait dans l’édifice en costard cravate, le smartphone à la main et on en ressortait affublé d’une peau d’ours en émettant des borborygmes affreux. Rien que d’y penser j’en avais la chair de poule.
Cependant, je gardai la tête haute. Dès que j’arrivais à leur hauteur, les mecs braquaient sur moi leurs regards alléchés. Tout juste s’ils ne sortaient pas la langue.
Selon leur sensibilité, leurs réactions différaient. Soit ils foiraient leur geste lâchant leur haltère ou s’emmêlaient les panards dans leur corde à sauter, soit ils accéléraient leurs mouvements soufflant comme des mammouths en vue de mettre en exergue leurs muscles et de démontrer leur force.
L’ai-je déjà dit ? Je suis canon (le répéter de toute façon ne mange pas de pain). Avec mon collant et mon soutif de sport, j’envoyais du lourd. Plastiquement parlant, aucune des nanas présentes ne m’arrivait à la cheville. Je les surpassais, et de loin, dans tous les domaines, mensurations, maquillage, prestance, sex appeal.
Pas étonnant donc que dans leurs regards se lisait une haine instinctive à mon égard. Si elles avaient pu toutes se jeter sur moi et me lyncher, elles s’en seraient données à cœur joie.
Sur un vélo elliptique, un beau gosse de pacotille me salua :
- Eh, Stacy, ça va ?
Je ne le calculai pas, posant ma serviette, mon phone et ma boisson énergétique sur un tabouret et m’installant sur un rameur. Une risette se forma sous ma pokerface.
Les jalouses qui n’avaient pas perdu une miette de la scène devaient être vertes. Combien parmi ces connes auraient couru vers le bellâtre pour taper la discusse et exécuter son petit numéro de séduction à deux balles ?
Quasiment toutes, j’en étais certaine. C’était là la différence entre ces minables et moi. Ce type à la carrure et aux traits parfaits, je m’en battais les steaks.
Dès la première seconde où je l’avais vu, il m’avait fait autant d’effet qu’un hamburger froid. Pour preuve, j’ignorais son blaze !
Malgré mon absence de réaction, le gars ne se dégonfla pas. Il vint s’asseoir à côté de moi sur une machine malheureusement libre.
- Stacy, depuis le temps ! Ça fait plaisir de te voir ! Figure-toi que j’étais justement en train de penser à toi pendant que je travaillais mon cardio. Je me disais : merde, mais qu’est-ce qu’elle devient ? Avec le super bon feeling qu’on avait eu la dernière fois, je trouvais dommage de ne plus te croiser.
De quelle dernière fois parlait-il ? De quel feeling ? Si j’avais échangé quelques mots avec lui, et je me demandais comment c’était dieu possible, ça n’avait pas dû aller plus loin que la météo du jour (quant à mon prénom, je suppose qu’un des employés de la salle de sport le lui avait donné contre du numéraire).
Décidément, il y a des mecs qui ne doutent de rien. Alors que je me tournais vers lui pour l’envoyer balader, les mots se désintégrèrent au sortir de mes lèvres. Le gars avait la tête de Johnny Depp ! Mais pas celle de l’acteur dans le réel, celle de pirate des Caraïbes ! Avec le tricorne, la barbe, les tresses !
Un frisson glacial me laboura l’échine. Sans demander mon reste, je me levai et fonçai vers les toilettes. Une fois à l’intérieur, je me postai devant un lavabo et m’aspergeai le visage à l’eau froide. Merde, mais qu’est-ce qui m’arrivait ?
Cinq minutes auparavant, la face du gars ressemblait à n’importe quelle face de trou du cul imberbe !
Par quel mauvais tour de passe-passe avait-elle pris les traits de Jack Sparrow ? Est-ce que j’hallucinais ? Ou bien étais-je en train de poursuivre mon sale rêve ?
Par mesure de précaution, je me remouillai la tête. Non, pas de doute, j’étais bien en état de veille. Alors ? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez moi ?
Cela faisait plusieurs semaines que je n’avais pas consommé de drogue ou d’alcool. De plus, j’avais fait en sorte de respecter mon horloge interne en ne me couchant pas plus tard que vingt et une heure-quarante-cinq. Aussi, je n’avais normalement aucune raison d’avoir ce genre de vision cauchemardesque !
- Stacy, ça va ? fit l’autre en tambourinant à la porte. Réponds-moi, s’il te plait, je m’inquiète !
Merde, ce con n’avait pas lâché l’affaire. Aspirant une grande goulée d’air, je sortis en trombe de la pièce.
- Oui, ça va très bien et maintenant lâche-moi la grappe, tu veux !
Un rapide coup d’œil de son côté me permit de voir que le lover en short (manquaient plus que les claquettes) avait retrouvé sa tête d’origine. Ouf, c’était parti.
- Mais… balbutia-t-il tandis que je laissai entre lui et moi une distance continentale à la vitesse d’un avion de chasse.
Ramassant mes affaires, je me précipitai ensuite dans les vestiaires des femmes. Ā ma vue, une brune d’âge mur en train de chausser ses baskets me dévisagea. Sans doute avais-je l’air d’une folle échappée de l’asile.
Mon sourire qu’elle fit semblant de ne pas remarquer me confirma dans cette idée. Bah, qu’en avais-je à foutre ? Elle n’était pas à ma place. Dieu sait comment elle aurait réagi si elle avait subi le quart de ce que je vivais. Et ça aurait été moi qui me serais bien marré en laçant mes pompes. Aussi vrai que je suis une bombe anatomique.
La miss pimbêche partie, je me laissai tomber sur le banc face aux casiers à code. Bon, point positif, les têtes des autres types n’avaient pas changé au moment où j’étais ressortie des gogues. J’ignore si je l’aurais supporté. Être tout à coup entourée par Indianna Jones, Hulk, Terminator, James Bond ou pire Jack Sparrow en plusieurs exemplaires m’aurait certainement causé un choc terrible et brisé le moral.
L’événement de tout à l’heure semblait accidentel. Comme provoqué par un relâchement de ma part, une pause de ma conscience.
Oui, c’était fort possible, minée par ce qui m’arrivait, j’avais baissé la garde et des résidus de cauchemar en avaient profité pour s’agglomérer devant mes yeux et travestir la réalité.
L’eau froide m’avait remise sur le droit chemin et l’hallucination avait disparu. Ouste, Johnny Depp ! Vade retro Jack Sparrow ! J’avais repris du poil de la bête ! Seulement pour combien de temps ? Je me sentais comme sur un fil au-dessus du vide en équilibre précaire. Un faux mouvement et c’était la chute irrémédiable, mortelle !
D’autant que, malgré tous mes efforts pour me rassurer, j’avais toujours un désagréable pressentiment, semblable à un arrière-goût tenace de moisi. Une petite voix me disait : « Et si tu étais témoin d’un désastre camouflé ? Tu sais comme dans le film Invasion Los Angeles de John Carpenter sorti en 1988 où le héros se rend compte que ce sont de méchants extraterrestres déguisés en humains qui gouvernent la ville. Sauf que là des personnages connus de film comme Harry Potter, Batman, Austin Power ou la princesse Leïa les remplaceraient. Usant des mêmes techniques de camouflage, ils se reproduiraient à une vitesse prodigieuse dans le but de changer le monde en un indigeste blockbuster qui entremêlerait les scènes de différents genres…
Une super production en trois dimensions grouillante de courses-poursuites échevelées et de fusillades tapageuses. Cent Harry Potter jetant des sorts à Venice Beach au milieu d’un régiment de Batman en train de se battre contre une foule rigolarde de Joker. Et nous, les humains, entassés sur des gradins branlants en fer, tenant en main des glaces, des sodas, des bonbons et des popcorns et obligés d’assister à ce lamentable spectacle jusqu’à ce que la mort nous enlève.
Désemparée, je décidai d’appeler Ralph. Lui seul pouvait comprendre ma détresse. Ce n’est qu’au moment où je saisis mon Iphone 7 que je réalisai mon erreur. Et merde, quelle conne ! Son numéro ! Je l’avais bazardé ! Fallait-il que je sois grave chamboulée pour oublier mon geste de tout à l’heure ?
Des fois, je me sens triste et seul. Alors je parle à mon chat et il me rappelle que je suis James Franco. Ensuite on danse - James Franco
À nouveau, je me réveillai en sueur. Putain, encore ce maudit cauchemar de critique de cinéma. Il revenait de plus en plus souvent, grignotant mon espace onirique comme une blatte les déchets.
Je n’arrivais même plus à avoir de rêves érotiques, notamment celui avec Steve Job dans lequel, après nous être connectés à un serveur, nous nous changions en données numériques qui s’entrechoquaient furieusement puis explosaient en smileys jouissifs sur tous les écrans du monde.
Je ne comprenais pas. J’avais pourtant changé d’attitude afin d’enrayer l’effroyable processus.
Depuis plus d’un mois, j’avais par exemple esquivé les soirées avec les gens du cinéma, ce qui est un exploit à Hollywood. De plus, j’avais évité de regarder des films sur mon portable ou dans les salles pendant cette même période. On n’est jamais trop prudent.
Quant à coucher avec un acteur, j’avais décidé de tirer une croix dessus au marqueur noir. Plus question de mêler mes fluides avec cette espèce inconstante. D’autant que mes expériences en la matière s’étaient révélées très souvent pénibles pour ne pas dire dignes de la Tour Infernale.
Alors pourquoi le cauchemar continuait-il de me hanter et, comble de l’horreur, devenait-il de plus en plus précis et avait-il tendance à s’éterniser (d’une heure l’émission à laquelle je participais s’était allongée, mes interventions elles-mêmes prenant la forme de monologues interminables, imitations pathétiques de films abscons d’auteurs, à un point que je ne comprenais vraiment rien à ce que je disais tout en m’en gargarisant) ?
Dans un réflexe de survie, j’empoignai mon Iphone 7. Seulement qui appeler ?
Il était neuf heures et demi du mat’ et la majeure partie de mes connaissances roupillait encore, cuvant ou entamant une descente plus ou moins délicate.
Seul Ralph, mon ex-meilleur ami et confident en chef, connaissait bien le dossier et je n’avais aucune envie de m’abaisser à le rappeler depuis notre engueulade. Merde, et puis quoi encore ! C’était lui qui était amoureux de moi !
En l’appelant, je risquais de lui faire croire que j’avais besoin de lui. Or, il n’en était rien. Je l’avais remplacé par Harry, beaucoup moins disponible que ce dernier, je le reconnais, mais qui savait m’écouter et poser les bonnes questions entre mes pauses respiratoires.
Une chose m’étonnait cependant : que Ralph ne m’ait pas joint depuis tout ce temps. Pour un mec in love, je le trouvais très en dessous de la moyenne. Méga décevant pour tout dire. J’avais connu des types bien plus combattifs. Parmi eux, certains étaient même allés jusqu’à se mutiler pour obtenir de ma part juste dix secondes d’attention.
S’il espérait par son silence me faire languir, il se tirebouchonnait le poireau. Je m’en foutais royalement. D’ailleurs, je commençai à l’oublier. Des parties de son physique s’effaçaient dans ma mémoire. Était-il brun ? Était-il blond ? Possédait-il des abdos ? Impossible de me rappeler si nous avions bu une caïpirinha ensemble dans une piscine. D’ailleurs, qu’aimait-il ? Je l’ignorais totalement.
En tout cas, ce connard n’était pas prêt d’avoir de mes nouvelles en se comportant de la sorte. Au jeu de l’indifférence, il allait se manger une grosse claque. Adieu chicots et amour propre !
Tiens, et si on commençait direct par une bombe : Suppression de son numéro ! Voilà, comme ça, mon amnésie était totale ! Et en plus, ne décrochant jamais aux numéros inconnus, je ne risquais plus de lui répondre.
Contente de moi, je reposai mon phone sur la table de chevet.
Ā travers la fenêtre, le smog se maintenait pareil à un ectoplasme visqueux et avalait les arbres et les résidences alentours. Leurs silhouettes aux contours imprécis semblaient sur le point de se dissoudre comme attaqués par des sucs gastriques. Le cafard me reprit. Comment ne plus faire ce rêve récurrent ?
Fouillant dans mon sac, j’attrapai une carte que m’avait refilé Linda après que je lui ai parlé vite fait de mon problème. Il s’agissait des coordonnées d’un médium, maître G, qui selon elle, possédait des pouvoirs fantastiques.
Par politesse, j’avais pris l’objet en pensant m’en débarrasser plus tard. Je ne croyais pas du tout à ce genre de fadaises. Les diseurs de bonne aventure et autres charlatans du même acabit, très peu pour moi. D’autant plus que je considérais Linda comme une looseuse. Ce n’était pas demain la veille que je risquais de suivre ses conseils pourraves.
Je balançai la carte à la poubelle puis hésitai à virer son numéro dans la foulée. Seule une idée de dernière minute m’en empêcha. Et si j’allais faire un tour à la salle de sport ? Cela faisait un bail que je n’y avais pas mis les pieds. Ouais, une bonne séance de rameur et je serais à nouveau d’attaque !